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Le bon docteur Denoeux

Le docteur Denoeux était le vieux médecin qui habitait avec son épouse une grande maison de pierre à étages, voisine de l’ancien hôtel particulier de notre grand-mère. Parfaitement urbain, toujours tiré à quatre épingles avec un costume sombre, une chemise blanche impeccable et une cravate discrète, il ne manquait jamais d’ajouter une pochette blanche étroite et lisse à sa tenue de travail impressionnante. Je le craignais car il portait les mêmes lunettes à fil d’or que mon grand-père et son regard inquisiteur me scrutait en bon professionnel. Il consultait comme un notaire, à distance et cérémonieuse- ment, mais ses yeux bleus avaient des fulgurances étonnantes. Il savait en un instant la maladie dont souffrait le patient. Il ignorait le stéthoscope et mettait son oreille sur le cœur de ses jolies malades pour écouter leurs pulsations souvent mêlées de soupirs. Son crâne chauve légèrement moins développé que la mâchoire donnait à sa tête un faux air de poire. On hésitait suivant les saisons entre la variété Williams assez pâle et l’Angélus plus rustique et bronzée. Il en était assez fier et cela lui servait probablement pour collectionner les heureuses fortunes malgré son âge. D’ailleurs les bonnes langues (il n’y avait que des bonnes langues à Guise) ne manquaient pas de rapporter que le jour des consultations extérieures du vendredi, jour où il se rendait dans les villages avoisinants, il allait faire la tournée des popotes... mais les mauvaises langues (car il y en avait aussi quelques-unes) disaient, la tournée des popotins ! Mais ce n’était qu’un potin de plus ! Allez savoir... Le docteur Denoeux était discret et souriait à la vie.

Le seul mystère qu’il n’arrivait pas résoudre était celui de la tension incroyable de la quasi-centenaire qu’était ma grand- mère ; sa tension oscillait entre 21 et 23 selon les jours et le docteur Denoeux admirait la vivacité et l’allant légendaire de cette dame en noir, Eugénie Husson : bon pied bon œil qui ne portait aucune paire de lunettes, ni pour lire, ni pour coudre…