Vivre plusieurs vies
Mais cet abandon n’est-il pas en même temps le témoignage du mythe universel d’Oreste qui doit tuer son père pour exister ? N’est-ce pas à ce moment précis de la disparition de mon père que je suis né vraiment ? Jusqu’à ce jour du 6 avril 1946, avant que je prononce les mots mon père est mort, je vis encore dans les limbes d’autres passés et les doigts de cette vie ne m’ont pas encore effleuré. Je suis dans des mondes oniriques. La mort de mon père me force à me résoudre à vivre, mais je n’en suis pas vraiment conscient.
Cette vie durera pendant exactement 60 ans, de 1946 à 2006, jusqu’à la fin de l’existence de la femme que j’ai le plus aimée au monde, Sophie, qui part en novembre 2006.
Deux disparitions, deux tragédies, sont les bornes de cette vie. La mort de mon père pour naître, la mort de Sophie pour ne plus être. Pendant 60 ans je vis totalement et intensément. Avant 1946, je ne suis pas né, après 2006 je suis un survivant. Avant et après ces deux dates, apparemment, je marche, je bouge, je peins, j’agis mais je suis un autre. Et je vis ailleurs.