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une demi-heure. J’étais accouru au premier coup de canon, mais la Bastille était déjà prise, en deux heures et demie, chose qui tient du prodige. La Bastille aurait pu tenir six mois, si quelque chose pouvait tenir contre l’impétuosité française ; la Bastille prise par des bourgeois et des soldats sans aucun chef, sans un seul officier ! Le même garde-française qui avait monté à l’assaut le premier, poursuit M. de Launay, le prend par les cheveux et le fait prisonnier. On l’emmène à l’Hôtel-de-Ville, on l’assomme sur le chemin. Il était expirant des coups reçus, on l’achève à la Grève et un boucher lui coupe la tête. On la porte au bout d’une pique et on donne la croix de Saint-Louis au garde-française ; dans le même temps, on arrête un courrier, on lui trouve dans ses bas une lettre pour le prévôt des marchands ; on le conduit à la Ville. Dès le lundi matin, on arrêtait tous les courriers ; on portait toutes les lettres à la Ville ; celles adressées au roi, à la reine et aux ministres, on les décachetait et on en faisait lecture publique. On lut une lettre adressée à M. de Flesselles ; on lui disait d’amuser ainsi quelques jours les Parisiens. Il ne put se défendre ; le peuple l’arracha de son siège et l’entraîna hors de la salle où il présidait l’assemblée ; et à peine a-t-il descendu l’escalier de l’Hôtel-de-Ville, qu’un jeune homme lui appuie son pistolet et lui brûle la cervelle ; on crie : Bravo. On lui coupe la tête qu’on met sur-une pique, et j’ai vu de même sur une pique son cœur, qu’on a promené dans tout Paris ; l’après-midi, on pendit le reste de la garnison pris les armes à la main ; on les accrochait au réverbère de la Grève. On cria grâce pour quelques- uns et pour tous les Invalides. Il y eut aussi quatre ou cinq voleurs pris sur le fait et pendus sur la minute ; ce qui consterna les filous au point qu’on les dit tous décampés. Monsieur le lieutenant de police, épouvanté de la fin tragique du prévôt, envoya sa démission à l’Hôtel-de-Ville. Les oppresseurs voulaient s’enfuir tous de Paris ; mais il y a eu tou- jours sur pied, depuis lundi soir, une patrouille de cinquante mille hommes. On n’a laissé sortir personne de la capitale. Toutes les barrières ont été brûlées, et tous les commis sont en déroute, comme bien vous le pensez. Les Suisses, gardes du trésor royal, ont mis bas les armes. On y a trouvé vingt-quatre millions dont la ville de Paris s’est emparée. Après le coup de main qui venait d’emporter la Bastille, on…