Le directeur de cette boutique parle fort car il est également sourd, et il est doublement appareillé. Il porte deux jambes artificielles partiellement métalliques et marche en oscillant dangereusement. Il conduit pourtant sa traction avant modifiée avec brio. Je le crains, surtout parce qu’il parle fort.
Julie, la misère
C’est aussi à cette époque que je découvre la misère. La concierge s’appelle Julie. Elle est vieille, plus vieille que Mémé Husson et frêle comme une feuille d’automne. Elle tremble quand elle prend un objet et certains locataires ont voulu l’ex- pulser mais je crois que mes parents se sont battus pour qu’elle reste. Sa loge est sombre et exiguë. Julie aime me parler. Je vais chez elle et elle me raconte sa vie. Les détails m’échappent maintenant mais je crois que son existence s’est bornée à servir dans une famille et qu’elle en a été remerciée sans ressources lorsque l’âge est venu. Julie ne possède rien. Elle n’a jamais été mariée. Quand la misère vous étreint vous vivez dans l’humiliation. Quand elle est visible chez les autres on est saisi par la compassion. Un soir, Julie se prépare à dîner. Il est 7 heures et je dois remonter à la maison quand je la vois mettre de l’eau dans une casserole pour la chauffer. Elle me dit « voici mon diner ! ». Je m’étonne : votre dîner c’est de l’eau chaude ? Oui je n’ai rien d’autre... Choqué je suis monté chez moi et lui ai rap- porté de la soupe que Maman fait régulièrement. Julie refuse tout d’abord puis devant mon air catastrophé, elle accepte. Régulièrement ensuite je lui apporte de la soupe que Maman prépare et m’enjoint d’aller lui porter. Julie disparaît plus tard... Depuis lors, quand son souvenir me revient, je pense à tous ceux qui sont dans la détresse et restent dignes.