Mon frère, avant son départ pour l’armée, m’accompagnait ou allait pêcher ailleurs mais il faut avouer que ce jardin était un lieu de bonheur et de quiétude que tout le monde à Guise nous enviait. Il résumait à lui seul l’histoire de la famille et comme pour les Fizzi Contini de Giorgio Bassani, rappelait par sa seule existence les vicissitudes, la grandeur et la décadence des Husson. Mon grand-père Victor Alexandre Husson (1868-1930) parti sans le sou à 15 ans de son village de Luzy Saint Martin proche de Charleville–Mézières, à pied comme Rimbaud de « son pays », après beaucoup d’efforts et de travail avait construit sa fortune en réalisant les lignes secondaires de chemin de fer de l’Aisne. La réussite technique de son entreprise et les contrats qu’il avait négociés âprement lui avaient permis d’acheter la plus belle maison de Guise sur la place d’Armes. Décédé brutalement et sans successeur en 1930, la ruine ne s’était pas faite attendre. Un procès important avait été engagé avec un client, il devait être gagné mais a été perdu avec des résultats financiers catastrophiques. Puis la guerre est venue et selon ma grand-mère, les réfugiés belges ont vidé la maison alors qu’elle même fuyait en famille, l’avancée des troupes allemandes. A son retour, les finances étant désastreuses, ma grand-mère avait abandonné la maison mais gardé son jardin.
Séparé de la propriété par une rue parallèle à la rivière, cet espace privilégié était accessible depuis le dos de la maison par un tunnel qu’avait fait construire mon grand-père. Mais après la séparation, une forte grille empêchait quiconque d’y accéder autrement que par la porte sur la rue, dont la clé était réservée à ma grand-mère. Ainsi ce jardin privé était le seul sur l’Oise en plein centre-ville. Il était extraordinaire et d’une étrange personnalité que je retrouvai plus tard dans le Kent ou les Cotswolds.
De la forme d’un fuseau, ce jardin tout en longueur faisait environ 400 mètres de long et 50 mètres de large dans sa partie centrale. Telle une symphonie, il comportait trois mouvements...